Depuis le début des années 2000, la Dre Rita Charon poursuit sa mission d’humaniser le domaine de la santé, par la voie du programme de Medecine Narrative, qu’elle a fondé à l’Université Columbia. Nous l’avons rencontrée à l’Université Columbia, dans le qu
Le bureau de Rita Charon, logé dans un bâtiment de la faculté de médecine de l’Université Columbia, dans le quartier Washington Heights, s’apparente davantage aux appartements d’un prof de littérature qu’à un cabinet de médecin. Sous l’oeil bienveillant d’un portrait de Virginia Woolf sont éparpillées des oeuvres d’AliceMunro, de ColmToibin, de Jeffrey Eugenides...
«La profession médicale, devenue très spécialisée, en est arrivée à diviser le corps du sujet. Si bien que les spécialistes s’intéressent au corps comme objet: comment le coeur bat-il? D’où vient le cancer? Comment régler le taux de glucose?», explique la Dre Rita Charon. Elle s’est tournée vers la littérature dans les années 80, quand elle a senti qu’elle manquait d’empathie pour les patients qui passaient dans la clinique où elle travaillait comme médecin généraliste.
Cette démarche, qui l’amenée à obtenir un doctorat en littérature anglaise, s’est avérée visionnaire. Treize ans après qu’elle a fondé le programme de médecine narrative, la maladie est plus que jamais une source d’inspiration pour l’imaginaire fictionnel contemporain.
À travers le personnage de Cathy, dans la série The Big C, le prof de chimie cancéreux de Breaking Bad, le Testament de Vickie Gendreau et, tout récemment, l’épopée introspective d’Eve Ensler ( In the Body of theWorld), la maladie et ses issues, la mort ou la guérison, se racontent en toute franchise, sans fard ni fin heureuse.
Pour nous permettre de mesurer l’impact de son approche sur la culture de la santé, Rita Charon nous entraîne vers un rayon de sa bibliothèque, plein à craquer de recueils de poésie, de mémoires, de documents audiovisuels qui lui ont été envoyés par de purs inconnus.
«Celui-ci, par exemple, est écrit en japonais! Tous ces ouvrages ont en commun de parler de "comment j’ai traversé telle maladie". Tous ces gens auraient pu s’en tenir à un journal intime. Mais ils ont choisi de publier ou de s’autopublier», indique la frêle sexagénaire, qui inclut les blogues dans cette vaste expression chorale de malades en quête d’une tribune.
L’imaginaire des malades
Pourquoi autant de patients aux velléités littéraires – à l’instar d’Angelina Jolie dans les pages éditoriales du New York Times – se sentent-ils investis de la mission de raconter leur épopée dans le territoire inhospitalier de la maladie, où rôde la mort et où la pharmacologie étend ses tentacules?
Selon Rita Charon, il s’agit d’insuffler un sens à l’expérience médicale, ou «d’organiser le chaos». «Cela peut prendre la forme d’un récit personnel, d’une pièce de théâtre, d’une émission de radio», observe Mme Charon, qui associe un tel besoin d’expression créative à un échec du système de santé.
« Autrefois, les patients tenaient pour acquis qu’un médecin ou une infirmière pouvaient les écouter. Mais désormais, ils n’ont que 10 minutes pour parler à un médecin, qui entend leur histoire en tapant à l’ordinateur. Pendant ce temps, des traitements bidon gagnent en popularité. Pourquoi? Parce que les gens s’y sentent mieux traités, écoutés. Mais autrefois, la médecine savait faire cela, s’occuper des gens!»
Changer la médecine, un livre à la fois
Chaque année, le programme de deuxième cycle de médecine narrative forme une trentaine d’étudiants – infirmières, avocats, travailleurs sociaux, écrivains. Mais la Dre Charon et son équipe travaillent avec des médecins pour intégrer la littérature dans leur approche de soins.
Tout cela change-t-il réellement la pratique médicale? « Tout à fait! », assure la Dre Charon, qui consacre argent et énergie à organiser des séances intensives destinées aux médecins et aux résidents. Depuis 2008, elle donne des ateliers littéraires à des membres de la faculté de médecine de Columbia. « Lors de mes séminaires, je leur faisais lire un poème ou le début d’un roman, et nous en discutions. Au bout d’un moment, ils sont devenus de meilleurs lecteurs et écrivains. Par la suite, je les invitais à penser à un patient particulièrement difficile et à en parler en équipes. Ils ont appris ainsi à collaborer.»
Rita Charon n’a rien inventé. Cette fille de médecin aux ancêtres canadiens-français rappelle comment des pionniers de la médecine, comme Sir Thomas Brown, croyaient que tous les médecins devaient lire Shakespeare, Sophocle, Homère...
Elle croit fermement que les professionnels de la santé font erreur en se détachant de leur humanité et en se blindant contre le chagrin devant la mort d’un patient. «Plusieurs de nos diplômés veulent devenir médecins orthopédiques, pour des questions d’argent, et aussi parce qu’ils espèrent traiter des patients en santé, ou aspirent à devenir «le médecin de l’équipe des Jets de New York». Ce seul phénomène en dit long sur l’état actuel de la médecine. Mais dans les faits, c’est une profession où le deuil et la maladie sont omniprésents. Et ce n’est qu’en acceptant la mortalité que l’on pourra donner aux patients ce dont ils ont vraiment besoin.»