J'ai publié cette opinion dans le journal la Presse du vendredi 14 novembre dernier. Je joins l'article tel qu'il est paru dans la version "papier", la version électronique de "Cyberpresse", puis la version que j'ai fait parvenir au journal. J'ai appris par cette expérience que lorsque vous faites parvenir une opinion à un journal, l'éditeur peut modifier les mots à sa guise ou en couper des parties sans vous informer. Ainsi, le mot "imputabilité" qui est un mot clé dans mon texte, a été remplacé par le mot "responsabilité", le correcteur du journal ayant décrété que le mot "imputabilité" est un anglicisme. Pourtant le mot existe dans le dictionnaire Larousse, Robert et dans le correcteur Antidote. Vous pouvez donc tenter d'imaginer ma grande surprise lorsque j'ai pris connaissance que le journal écrivait: "Les médecins n'ont aucune responsabilité"!!!! au lieu de "Les médecins n'ont aucune imputabilité". C'est le risque du métier.
VOICI LA VERSION PUBLIÉE DANS LA PRESSE; Vous pouvez aussi la consulter à l'adresse URL suivante:
Le navire poursuit sa route
VERSION QUI FUT ENVOYÉE À LA PRESSE
LA RÉFORME DU MINISTRE BARRETTE, LE MÊME IMPACT QUE LE RÉAMÉNAGEMENT DES CHAISES SUR UN PAQUEBOT.
À l’instar de tous ceux qui l’ont précédé, le ministre de la santé, le
Dr Gaétan Barrette succombe à la maladie appelée: « la structurite ».
Depuis 1970, on ne compte plus les réarrangements administratifs dans les structures hiérarchiques du réseau de la
santé et des services sociaux, sans malheureusement que tous ces chambardements
n’aient eu d’effet significatif sur l’organisation des services de santé, sur leur
pertinence, leur accessibilité, leur
sécurité et leur qualité.
Le ministre Barrette compare la structure hiérarchique visée par sa
réforme à celle de l’organisation Kaiser Permanente et à celle de la Cleveland
Clinic. Rien n’est plus erroné, car ce
qui différencie le plus ces organisations de notre réseau québécois, c’est que dans
ces deux organisations, les médecins ont un lien d’emploi direct avec les
hôpitaux du groupe, ils sont imputables, et ils ont des comptes à rendre à leurs
patients, à leurs pairs et à ceux qui les dirigent, ce qui n’est pas le cas des
médecins cliniciens du Québec.
Le plus grand problème de notre réseau de la santé n’est pas
l’organisation administrative qui le chapeaute actuellement, c’est la quasi
absence d’imputabilité du corps médical. Le ministre veut, en diminuant le
nombre d’établissements et les agences, augmenter l’imputabilité et la
reddition de comptes des gestionnaires du réseau. Or les gestionnaires du
réseau ne peuvent être tenus imputables des orientations et des coûts du
système de santé. Ce sont plutôt les médecins qui, par le biais de la
prescription médicale, que ce soit une demande d’admission, une chirurgie, un
médicament, des tests de laboratoire, des tests d’imagerie, etc…. génèrent les
dépenses du réseau de la santé. Tout le système de santé se mobilise par la
suite pour fournir au patient les examens et les traitements prescrits par les
médecins. Les gestionnaires n’exercent leur contrôle qu’en plafonnant
l’embauche, les heures travaillées par le personnel et le coût des fournitures.
Aucun des quelques 19,000 médecins qui effectue du travail clinique au
Québec n’a un lien d’emploi avec un établissement de santé. Tous les médecins
sont autonomes, qu’ils travaillent en cliniques privées ou à l’intérieur des
établissements publics. Le médecin n’est pas rémunéré par un établissement,
mais reçoit son chèque de la Régie de l’Assurance Maladie du Québec. La presque
totalité des médecins sont rémunérés à l’acte, beaucoup sont maintenant incorporés,
et ils génèrent leur « chiffre d’affaires » en utilisant les
ressources du réseau public. Mintzberg, célèbre professeur de stratégie à
l’Université Mc Gill, décrit bien le modèle d’organisation dans lequel
fonctionne les médecins : chaque médecin est un électron libre dans
l’organisation et il fonctionne au sein d’une « anarchie organisée »[1]. Les médecins ont évidemment l’intérêt de leurs
patients en tête lorsque vient le temps de les traiter, mais ils défendent
d’abord et avant tout leurs propres intérêts lorsque vient le temps d’entrer en
relation avec l’établissement dans lequel ils travaillent, que ce soit par le
biais du Conseil des Médecins, Dentistes et Pharmaciens ou de leur département.
Le mode de rémunération à l’acte est un système basé sur le processus
des soins. Ce mode de rémunération encourage les professionnels à fournir les
services qui prennent le moins de temps et qui sont les plus payants. Elle a tendance
à encourager la surutilisation des services, à l’initiative du médecin, ce qui
accroît entre autre les risques de maladies iatrogènes et d'erreurs médicales. En
étant payé que lorsqu’il pose des actes, le médecin n’a pas tendance à discuter
des cas avec les autres professionnels dans le but, par exemple, de mieux coordonner
les soins autour du patient. Finalement, en payant un seul professionnel pour
faire un seul acte, on ne favorise pas le travail en équipe.
Le succès des organisations comme Kaiser Permanente et la Cleveland
Clinic repose sur l’intégration totale des
médecins au sein de l’organisation. Les médecins ont tous un lien d’emploi avec
leurs organisations, tout en maintenant leur autonomie professionnelle. Ils discutent
et décident avec les autorités des priorités dans l’organisation des services
de ces centres. Ils déterminent ensemble quelles seront les clientèles
prioritaires à desservir et le meilleur moyen pour les traiter. Ils évaluent la
qualité de leurs services, leur conformité avec les guides de pratique et ils
sont imputables des ressources qu’ils utilisent. Leur mécanisme de rémunération
n’est pas l’acte, évidemment, mais un judicieux mélange d’incitatifs reliés à
la productivité, certes, mais aussi à d’autres incitatifs reliés à la
satisfaction de la clientèle et à la qualité technique et clinique des
services.
Notre réseau de la santé est un peu comme un paquebot. Il a un
capitaine, le ministre de la santé, mais ce capitaine n’est pas le seul qui a
la main et le contrôle du gouvernail. Dr Barrette croit qu’en éliminant des
paliers hiérarchiques et en réduisant le nombre de décideurs dans le réseau, il
pourra finalement mettre la main sur le gouvernail et amener son paquebot là où
il le désire. Non seulement ceci constitue une dérive autoritaire sans
précédent, mais il oublie que ceux qui
ont le plus de contrôle sur le gouvernail, que ceux qui dirigent vraiment le
paquebot de la santé, ce ne sont pas les dirigeants du réseau, ce sont les
médecins. Le gouvernail est entre leurs mains. Tant que les médecins demeurent
à l’écart du système de soins, qu’ils n’en font véritablement pas partie, tant
qu’ils demeurent payés uniquement à l’acte, tant qu’ils n’ont aucune
imputabilité quant à l’utilisation des ressources qu’ils mobilisent, toute
forme de réorganisation administrative de notre réseau de la santé aura autant
d’impact qu’une réorganisation des chaises sur le pont d’un paquebot. Le navire
continue sa route indépendamment du bon vouloir de ceux qui croient le
gouverner.
Claude Poirier, MD, M.Sc.
Ex DSP du CHUQ
Chargé d’enseignement clinique
Faculté de médecine, Université Laval
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